Quand chacun a raison : le réel et ses fantômes
Par notre envoyé spécial dans les territoires de l’esprit
Un œuf posé sur une assiette. Objet banal, neutre, indiscutable. Pourtant, deux regards s’y affrontent : l’un y voit la promesse d’un matin fertile, l’autre une métaphore de la fragilité humaine. Chacun défend sa lecture comme une vérité absolue. Et déjà, les voix s’élèvent, les poings se serrent. L’œuf devient champ de bataille.
🧠 L’objet réel et l’objet psychique
Ce que nous appelons « réel » n’est jamais reçu tel quel. Il est traversé par des filtres intérieurs : souvenirs inconscients, croyances, peurs, attirances. L’œuf matériel existe, mais il est doublé d’un œuf psychique — invisible, chargé de significations. Comme un dogme ou une conviction intime, il ne peut être mis en doute. On ne discute pas une foi, on ne réfute pas une peur : on les vit, on les défend.
Ainsi, chaque objet du monde est doublé d’un objet mental. Une pierre devient symbole, une parole devient menace, un geste devient promesse. Le réel est stable, mais nos projections le multiplient en autant de réalités parallèles.
🥊 La guerre des évidences
C’est là que naît le conflit. Chacun est persuadé d’avoir raison, non par orgueil, mais parce que son objet psychique lui impose cette évidence. Le dogme religieux, la croyance intime, la mémoire traumatique fonctionnent comme des œufs intouchables : fissurer leur coquille reviendrait à fissurer l’identité elle-même. Alors on se bat, parfois jusqu’à la violence, pour défendre ce qui n’est pas l’objet réel, mais l’objet psychique.
🪱 La corde et le serpent
Les traditions indiennes offrent une parabole éclairante. Dans la pénombre, un homme aperçoit une corde au sol. Mais son esprit, nourri de mémoires et de peurs, y projette l’image d’un serpent dangereux. La corde est bien là, immobile, inoffensive. Pourtant, l’homme tremble, recule, se défend contre une menace inexistante.
Ce n’est que par une attention forte, une vigilance intérieure, qu’il pourra voir la corde pour ce qu’elle est. Cette image illustre parfaitement la puissance de nos projections : le réel est simple, mais notre mental le déforme pour qu’il corresponde à nos récits intérieurs.
🪞 Le réel comme miroir
Et pourtant, l’œuf reste là, immobile, indifférent. Le réel ne prend pas parti. Il est. Mais il agit comme un miroir : il révèle nos projections, nos angles morts, nos obsessions. Ce que nous croyons défendre dans le monde extérieur, c’est en réalité une part de nous-mêmes.
🕊️ Vers une éthique du doute
Peut-être faut-il apprendre à distinguer l’objet réel de l’objet psychique. À reconnaître que nos certitudes sont des fictions utiles, mais partielles. À accepter que l’autre, dans sa lecture différente, ne menace pas le réel, mais nous confronte à nos propres croyances.
Car si chacun a raison, personne n’a toute la raison. Et c’est dans l’espace fragile entre l’œuf réel et l’œuf psychique que peut naître une éthique du doute : non pas pour abolir les convictions, mais pour les habiter avec lucidité.

